Témoignage du p. Michel Marie Zanotti-Sorkine

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(Extrait de la préface du livre, « A l’âge de la lumière »

– Vous connaissez le père depuis longtemps? Me lance-t-il en plein virage à 90 à l’heure.

– Depuis plus de vingt ans. J’étais alors à Paris, consacrant le meilleur de mon temps à la musique, chantant de cabaret en cabaret.

– Et alors ? Poursuit-il, enthousiaste, en freinant sans raison à l’entrée d’une ligne droite.

– Et alors, je devais être engagé dans l’un des plus célèbres cabarets de la capitale, mais en moi combattaient inlassablement deux désirs, celui de poursuivre ma carrière artistique et celui de devenir prêtre. C’était un sacré dilemme !

– Ca c’est incroyable ! S’exclame le frère aux yeux devenus ronds comme des agates.

– Oui, c’est vrai, tu as raison, c’est incroyable, et c’est justement en raison de la complexité de cette situation que j’ai décidé, sur le conseil d’un ami, de rencontrer le père. Je suis donc allé le trouver à Saint-Jodard pour lui demander tout simplement si en acceptant cet engagement, je ne mettais pas en péril ma vocation sacerdotale, – car un prêtre et un bon prêtre m’avait assuré que le mal dansait par « là-bas » au milieu des paillettes. La question fut précise, je m’en souviens très bien, impossible de l’oublier: « Mon père, je veux être prêtre, et cela depuis l’enfance. Cette proposition artistique, ne vient-elle pas du Malin ? Qu’en pensez-vous ? « . Et ses yeux dans le miens, je l’entends me répondre: « Elle vient peut-être de l’Esprit Saint ! « . Ce jour-là, frère, tu peux me croire, je compris que ce prêtre ne répétait pas sur fond d’a priori appris, mais qu’il écoutait la Voix.

– Accélère, frère Marie-Lucas, tu roules à 20 à l’heure ! Et plus tard – je ne te dis pas tout, c’est normal, je garde mes secrets – , un soir, une nuit, rive gauche, il est arrivé, notre père, à minuit, en grand habit dominicain, accompagné de l’un de ses amis ; il s ‘est assis en face du piano, sans peur et sans reproche, et durant une bonne heure, sous le regard médusé d’enfants de Dieu perdus, il a écouté Piaf, Trenet, Brel, mes chansons et tout ce que l’on ne s’est pas dit ce soir-là et qui transparaissait sur les visages en mal d’amour.

– Avance, frère Marie-Lucas, il faut arriver avant minuit ! Et bien souvent, tu sais, dans les années qui ont suivi, lorsque j’étais emmêlé dans le monde tout en voulant ne pas en être, le père a toujours été là, au juste moment, « fort comme le diamant, tendre comme une mère ». Hier, on le disait de Lacordaire, aujourd’hui, sans un pli, c’est toute l’âme du père.

A Paris, il me posa un jour cette question, j’entends encore sa voix qui écoute :
«- Là où tu vis, au coeur de la nuit, vois-tu parfois des religieux ? »

La réponse était vite trouvée :
« – Non, mon père, je ne vois jamais personne de votre monde. »
« – Alors, reste ! Conclut-il, préfère les âmes à ta vocation ! »

Cette phrase époustouflante, dont la vérité m’a saisi à l’envers, me laissera à Paris pour deux années supplémentaires; elle me bouleverse encore et me sauve, je te l’avoue, quand je m’enferme dans un univers clos sans pont-levis baissé vers ceux qui ne demandent rien et qui pourtant ont infiniment besoin de Salut. Le but et la fin de notre vie, ce sont les âmes, celles qu’il faut conduire au Christ, par Marie ; et pour elles, il faut se perdre. Voilà, frère Marie-Lucas, ce que je dois au père. (…)

père Michel Marie Zanotti-Sorkine, « A l’âge de la lumière », extrait de la préface